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L’heure de la vengeance
Après que les midianites aient entraîné Israël dans la débauche, Hashem demande à Moshé :
« Met en œuvre la vengeance des Enfants d’Israël sur les midianites » (Bamidbar 31, 2)
נְקֹם נִקְמַת בְּנֵי יִשְׂרָאֵל מֵאֵת הַמִּדְיָנִים
Mais Moshé change les termes de cet ordre lorsqu’il les transmet aux Enfants d’Israël :
« Que des hommes parmi vous s’apprêtent à faire la guerre, et fassent subir à Midian la vengeance d’Hashem » (Id. 31,3)
הֵחָלְצוּ מֵאִתְּכֶם אֲנָשִׁים לַצָּבָא וְיִהְיוּ עַל מִדְיָן לָתֵת נִקְמַת ה’ בְּמִדְיָן
S’agit-il de venger Hashem ou les Enfant d’Israël ? Pour comprendre la raison pour laquelle Moshé a changé l’ordre Hashem, il faut tout d’abord réfléchir à ce qu’est la vengeance. Le Talmud l’explique à travers un exemple :
« Un individu demande à son voisin de lui prêter sa faucille et ce dernier lui répond : ’Non, je ne te la prêterai pas’.
Le lendemain, le propriétaire de la faucille demande au premier de lui prêter sa hache et l’autre lui répond : ‘Non, je ne te la prêterai pas de même que toi, tu ne m’as pas prêté ta faucille’. C’est cela la vengeance » (Yoma 23a)
נקימה – אמר לו: השאילני מגלך! אמר לו: לאו. לא אשאילך. למחר, אמר לו הוא בעל המגל: השאילני קרדומך! אמר לו: איני משאילך, כדרך שלא השאלתני, זו היא נקימה
Le Rav Hirsch, en rapprochant le verbe ‘élever’ KoM ((קום et le mot ‘vengeance’ NéKaMa (נקמה), dévoile deux aspects de ce terme :
« La vengeance ‘rétablit’ (relève) la justice qui a été foulée du pied par des provocateurs, ou encore, elle relève la personne qui a été rabaissée
הנקמה מקימה את המשפט שנרמס ברגלי זדים, או היא מקימה את האישיות שהושפלה
On retrouve ces deux aspects dans l’exemple du Talmud où le vengeur, qui s’est senti rabaissé par le refus de son voisin, refuse à son tour de lui prêter pour ‘se relever’ et ‘rétablir’ ainsi la justice. Vu sous cet angle, la vengeance est bien la réparation d’un préjudice.
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Deux poids et deux mesures
Malgré tout, la vengeance est interdite par la Torah :
« Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas rancune vis-à-vis d’une personne de ton peuple » (Vayikra 19, 18)
לֹא תִקֹּם וְלֹא תִטֹּר אֶת בְּנֵי עַמֶּךָ
Le Midrash s’étonne de cet interdit :
« Les Enfants d’Israël ont demandé à Hashem : ‘Maître du Monde Tu as écrit dans la Torah : ‘’Ne vous vengez pas et ne gardez pas rancune’’ alors qu’à Ton sujet il est dit : ‘’Hashem est coléreux, Il se venge de Ses oppresseurs et garde rancune envers Ses ennemis’ ! » (Bereshit Raba 55, 3)
כך אמרו ישראל לפני הקדוש ברוך הוא רבון כל העולמים כתבת בתורה ‘לא תקם ולא תטר’, ואתה ‘נוקם ה’ ובעל חימה נוקם ה’ לצריו ונוטר הוא לאויביו’
Il est vrai que la vengeance et la rancune d’un homme ne sont pas comparables à celles d’Hashem mais quoiqu’il en soit Hashem répond ainsi à leur question :
« J’ai écrit dans la Torah : ‘Ne te venge pas et ne garde pas rancune’ envers Israël mais contre les nations il faut ‘‘exercer la vengeance des Enfants d’Israël ’’ » (Id.)
אמר להם הקדוש ברוך הוא אני כתבתי בתורה לא תקם ולא תטר לישראל אבל באומות נקם נקמת בני ישראל
Ainsi, l’israélite peut se venger d’individu non-juif mais il lui est interdit de se venger de son frère juif et la raison est donnée par les sages, à l’aide d’une parabole :
« Celui qui, en coupant de la viande, se blesse une main avec son couteau, va-t-il venger sa main coupée et frappant celle qui l’a blessée ? » (Yéroushalmi Nédarim 9 4)
הוה מקטע קופד ומחת סכינא לידוי תחזור ותמחי לידיה
Le Pné Moshé explique :
« Il en est de même entre deux juifs, puisque la Torah a dit, ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même’ »
הכא נמי כמו כן, שהרי אמרה תורה ואהבת לרעך כמוך
En d’autres termes, la Torah interdit la vengeance parce que chaque juif doit considérer son peuple comme un seul et même être et, dans ce cas, se venger d’un juif revient à faire du mal à lui-même, comme l’exprime le Korban Ha’éda :
« Du fait que tout Israël forme un seul corps, il est logique qu’un juif ne doit pas se venger, car cela signifierai qu’il se venge de sa propre personne » (Korban Ha’éda sur Id.)
כיון שכל ישראל גוף אחד הן, דין הוא שלא ינקם מחבירו, שהוא כנוקם מגופו
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La vengeance de l’érudit
Pour le Talmud, cependant, cette raison ne concerne pas les érudits en Torah :
« Le Talmid ‘Hakham (l’élève d’un sage) qui ne se venge pas et ne garde pas rancune comme le ferait un serpent, n’est pas un Talmid ‘Hakham » (Yoma 23a)
אמר רבי יוחנן משום ר’ שמעון בן יוחאי כל תלמיד חכם שאינו נוקם ונוטר כנחש אינו תלמיד חכם
Cela revient à dire que le Talmid ‘Hakham a non seulement le devoir de se venger mais qu’en plus s’il ne le fait pas on ne peut plus le considérer comme un Talmid ‘Hakham ! Comment expliquer que la Torah permette à un érudit, qui est un modèle pour tout Israël, de faire une chose qui est interdite à son peuple !? Le Talmud répond (selon Rashi) qu’il est interdit aussi au Talmid ‘Hakham de se venger à moins qu’il ait subi un affront ou qu’il ait été humilié. Cependant même dans ce cas, il ne doit pas se venger lui-même mais attendre qu’un autre le venge, mais lorsque celui qui l’a offensé présente des excuses, il doit les accepter sur le champ.
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Un goût d’inachevé
Cependant, Maharal ne se contente pas du sens simple du Talmud :
« Les conclusions de la Guémara ne sont pas recevables telles que, parce qu’elles permettent de concevoir que le Talmid ‘Hakham peut être vengeur et rancunier » (Béer Hagola 2, 5)
ודברים אלו אינם רוצים לקבלם, והם מרחיקים את דברים אלו שיהיה נוטר ונוקם
Comment, en effet, un Talmid ‘Hakham peut-il en vouloir à son prochain alors que l’on enseigne :
« Au sujet de ceux qui subissent l’affront mais n’humilie pas, sont calomniés mais ne répondent pas, agissent avec amour et se réjouissent de leurs épreuves, il est écrit ‘Ceux qui L’aiment rayonneront comme le Soleil dans toute sa splendeur »
הנעלבין ואינן עולבין, שומעין חרפתן ואינן משיבין, עושין מאהבה ושמחין ביסורין, עליהן הכתוב אומר ‘ואוהביו כצאת השמש בגברתו’‘
Maharal apporte donc un autre sens au Talmud et selon lui, le domaine du Talmid ‘Hakham c’est l’esprit si bien que l’essentiel de ses aspirations sont d’ordre spirituel :
« Le ‘Hakham possède un esprit détaché de la matérialité » (Maharal Tiferet Israël 57)
החכם בו שכל נבדל מן החמרי
Autrement dit, le ‘Hakham ne tient pas compte des exigences de son corps et de son être, il ne fait donc pas de doute que les affronts, les offenses et a fortiori les chicaneries ne l’affectent pas et s’il en est, pourquoi les Sages exigent-il de l’érudit qu’il soit vengeur et rancunier ? Maharal répond :
« Plus le Talmid ‘Hakham est vengeur, rancunier, et ne renonce à rien, plus il possède la qualité appropriée à l’esprit qui est d’établir ses jugements de manière incontestable et positive » (Béer Hagola 2, 5)
שכל עוד שהוא יותר נוקם ונוטר ואינו מוותר, הוא מדת השכל, שמעמיד כל דבריו בהכרח ובחיוב
Ainsi, la vengeance et la rancune sont propres au Talmid Hakham, parce qu’il ne transige sur rien pour parvenir à la vérité, de même qu’un individu vengeur et un rancunier ne transige pas s’il pense qu’il a été victime d’un mensonge ou d’une injustice. Ces qualités sont indispensables au Talmid ‘Hakham car :
« L’homme doit consacrer toutes les forces de son esprit pour acquérir la connaissance … et avoir face à soi un but unique : appréhender Hashem à la mesure de ses capacités, c’est-à-dire, parvenir à Le connaître » (Rambam Shemona Perakim 5)
ראוי לאדם להעביד כוחות נפשו כולם לפי הדעת… ולשים לנגד עיניו תכלית אחת, והיא: השגת ה’, יתפאר ויתרומם, כפי יכולת האדם, רצוני לומר: ידיעתו
Et pour atteindre ce but :
« Il faut qu’en aucun cas, dans ses actes, il y ait le moindre mouvement inutile, c’est-à-dire le moindre acte qui ne le conduise à cet objectif » (id)
שלא יהיה בפעולותיו בשום פנים דבר מפועל ההבל, רצוני לומר: פועל שלא יביא אל זאת התכלית
Cela signifie que Le Talmid ‘Hakham va devoir lutter contre ses tendances naturelles qui cherchent à l’écarter de ce but, et si elles le font fauter, il devra, si l’on peut dire, se venger d’elles. Pour comprendre ce que cela signifie, il nous faut revenir sur l’épisode de la vengeance des Enfants d’Israël contre les midianites.
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Les causes véritables de nos fautes
Même si les filles de Moav et de Midian ont entraîné les hébreux à fauter la véritable cause de leur chute est que ceux-ci n’ont pas pu dominer leurs mauvaises tendances. C’est pourquoi, dans l’ordre qu’Hashem adresse aux Enfants d’Israël, il faut aussi comprendre, en allusion, que les hébreux devaient se venger de leurs mauvaises tendances car elles sont la vraie cause de leur chute. Ils devaient agir comme le fait le Talmid ‘Hakham qui, lorsqu’il trébuche à cause d’une de ses mauvaises tendances, va chercher se venger d’elle et à la corriger afin de ne plus retomber dans la faute.
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Venger les Enfants d’Israël ou venger Hashem?
Il nous faut comprendre à présent pourquoi Moshé au lieu de demander à Israël de se venger des midianites c’est-à-dire, en allusion, de leurs mauvaises tendances, leur ordonne de venger Hashem. Moshé savait combien il est difficile pour un homme de lutter contre sa propre nature et même s’il réussit à dominer un de ses défauts il risque de s’enorgueillir et ainsi, de le remplacer par un autre encore plus grave puisque comme nous l’enseigne le Talmud :
« Le Saint ב »ה, a dit au sujet de l’orgueilleux : ‘Moi et lui ne pouvons vivre ensemble dans le même monde’ » (Sotta 5a)
כל אדם שיש בו גסות הרוח אמר הקב »ה אין אני והוא יכולין לדור בעולם
Lorsque Moshé demande aux israélites de venger Hashem c’est afin que, dans leur lutte intérieure, ils appliquent l’enseignement des Sages :
« Il faut que tous tes actes soient faits au nom du ciel » (Avot 2, 12)
כל מעשיך יהיו לשם שמים
En d’autres termes, l’homme doit agir pour Hashem, c’est-à-dire en étant conscient de Sa grandeur. Car par nature, l’homme s’annule face à un personnage qu’il admire, et Moshé savait qu’en s’annulant devant la grandeur d’Hashem les Enfants d’Israël annuleraient du même coup tous leurs défauts. On peut à présent comprendre pourquoi, comme l’écrit Rambam, l’homme doit déployer tous ses efforts pour ‘connaître Hashem’ puisque ce n’est qu’en Le connaissant que l’on peut saisir Sa grandeur.
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La vengeance d’Hashem
Nous pouvons, à présent, réfléchir sur le fait que, selon le verset, Hashem, qui est au-dessus de tout et que rien ne peut affecter, se venge et garde rancune. Pour comprendre cela, il faut se souvenir que la volonté d’Hashem est de faire du bien à Ses Créatures et que pour recevoir ce bien, l’homme doit se rapprocher d’Hashem. Or, les mauvaises tendances contrarient le projet d’Hashem car elles l’éloignent de Lui et donc, en ce sens, elles sont Ses ennemies. Mais le ‘projet’ d’Hashem ne peut pas échouer :
« Car Il a tout pensé afin que nul ne soit rejeté » (Shmouel 2 14, 14)
וחשב מחשבות לבלתי ידח ממנו נדח
Cela signifie que même le pire fauteur recevra le bien d’Hashem et l’homme doit donc garder en tête qu’Hashem ‘s’obstinera’ à le faire revenir vers Lui, c’est pour cela que le verset nous dit :
« ‘L’éternel se venge de Ses oppresseurs et garde rancune vis-à-vis de Ses ennemis » (Nahum 1, 2)
נקם ה’ לצריו ונוטר הוא לאיביו
Les ennemis et les oppresseurs d’Hashem ne sont rien d’autre que les ennemis intérieurs de l’homme, c’est-à-dire les défauts dont se sert le Yetser Hara’ pour l’éloigner d’Hashem. Puisque ces défauts rabaissent l’homme, c’est donc sur eux que la vengeance doit s’exercer afin que l’homme puisse se relever. Cela signifie aussi que lorsqu’un homme tire profit d’un défaut et qu’il ne cherche pas à le corriger, ce défaut finira, sans aucun doute, par lui causer du mal. C’est ainsi que s’exerce la vengeance d’Hashem.