La haine de l’effort gratuit
Réfléxion sur Ticha Béav par Dan Devash
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Une date pour pleurer
Les Sages ont fixé le 9 Av est comme un jour où le peuple juif doit s’endeuiller et se lamenter en souvenir du ‘Hourban, la destruction du Temple de Jérusalem. La peine causée par cette perte était immense et durant des générations les juifs pouvaient pleurer Jérusalem dont la situation était désolante, ainsi que le décrit le prophète :
« Hélas ! Elle est sise là, solitaire, la cité naguère si populeuse ! Elle, si puissante parmi les peuples, ressemble à une veuve » (Eikha 1, 1)
אֵיכָה יָשְׁבָה בָדָד הָעִיר רַבָּתִי עָם הָיְתָה כְּאַלְמָנָה רַבָּתִי בַגּוֹיִם
Cependant, tant des siècles après cette événement, peut-on encore s’en affliger alors que même pour le décès d’un proche la Halakha limite le deuil à douze mois ? De plus, en voyant Jérusalem plus vivante que jamais, il est impossible de s’attrister sur son sort et encore moins sur celui du Beth Hamikdash que l’on n’a jamais connu ! En réalité, les Sages donnent un autre motif pour s’affliger du ‘Hourban :
« Toute génération qui ne voit pas la reconstruction du Temple de son temps, sera considérée comme responsable de sa destruction » (Yéroushalmi Yoma 1, 1)
כל דור שאינו נבנה בימיו מעלין עליו כאילו הוא החריבו
Mais cette raison est encore plus surprenante ! Comment après tant de siècles, les Sages peuvent-ils rendre coupables des générations qui n’ont connu que l’exil ?
Pour comprendre l’allusion qui se cache derrière leurs paroles il faut découvrir quel était le rôle du Beth Hamikdash.
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Un monument de pierre
Le Beth Hamikdash était le lieu choisi par Hashem pour ‘résider’ sur terre, c’est-à-dire un endroit où chacun pouvait venir pour l’approcher. Lorsque le peuple juif fut dépossédé de sa terre la Shékhina quitta son lieu de résidence, elle se retrouva en exil, sui l’on peut dire, comme son peuple.
Depuis, les juifs sont retournés sur leur terre mais malgré cela, comme nous allons le voir, la fin de leur exil spirituel n’a sans doute pas encore commencé. Pour comprendre cela, il faut se souvenir de la raison pour laquelle Hashem a voulu résider parmi eux.
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Où se trouve la Shékhina
Après le Don de la Torah, Hashem demande aux hébreux de construire le Mishkan :
« Qu’ils Me fassent un sanctuaire, fin que Je réside en eux » (Shemot 25,8)
וְעָשׂוּ לִי מִקְדָּשׁ וְשָׁכַנְתִּי בְּתוֹכָם
Alsheikh commente ainsi ce verset :
« L’Éternel dit ‘afin que Je réside en eux’ et non pas ‘en lui’, c’est-à-dire dans le Mishkan. De là, on apprend que l’essentiel de la résidence d’Hashem sur terre est à l’intérieur de l’Homme et pas dans une demeure … (Parashat Terouma)
ושכנתי בתכם ולא אמר בתוכו…
לומדים מכאן כי עיקר השראת שכינה באדם הוא ולא בבית…
En d’autres termes, Hashem demande aux Enfants d’Israël de Lui bâtir une demeure sur Terre, le Mishkan, mais Sa volonté était surtout de résider dans le cœur de chacun d’eux ce qui signifie que la Présence d’Hashem dans le Mishkan est aussi le signe de Sa présence dans le cœur des juifs. À l’inverse, la destruction de la Maison d’Hashem sera le signe qu’Hashem a quitté le cœur des juifs et donc, si les deux Temples ont été détruits, c’est parce qu’à leur époque, Hashem n’avait plus Sa place dans le cœur des juifs ! Cela demande à être expliqué.
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Les deux ‘Destructions’
Concernant le premier temple le Talmud nous apprend :
« Pour quelle raison le premier temple fut-il détruit ? À cause de trois choses qui s’y sont produites : l’idolâtrie, l’adultère et le meurtre » (Yoma 9b)
מקדש ראשון מפני מה חרב? מפני שלשה דברים שהיו בו: עבודה זרה וגלוי עריות ושפיכות דמים
En fautant aussi gravement les Enfants d’Israël ont en quelque sorte chassé de leur cœur la Présence d’Hashem ce qui a entraîné la destruction du Premier Temple et leur l’Exil. À l’inverse, lorsque les juifs redonnèrent à Hashem une place dans leur cœur en faisant Téshouva, Hashem reprit aussi ‘Sa place’ dans le temple reconstruit.
Pour ce qui est de la destruction du Deuxième Temple, le Talmud s’exprime ainsi :
« Pourquoi, alors qu’ils pratiquaient la Torah, les mitzvot et la bienfaisance, le second sanctuaire a-t-il été détruit ? C’est parce qu’on y pratiquait la Sinat ‘Hinam, la Haine Gratuite » (Yoma 9b)
אבל מקדש שני, שהיו עוסקין בתורה ובמצות וגמילות חסדים – מפני מה חרב ? מפני שהיתה בו שנאת חנם
En d’autres termes, bien qu’ils possédaient un très haut niveau de Torah, les juifs n’ont pas été épargnés de l’exil ni le Temple de la destruction parce qu’ils pratiquaient la Haine gratuite.
Il nous faut comprendre à présent ce qu’est cette faute et pourquoi elle est si grave.
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Qu’est-ce que la Sinat ‘Hinam?
L’expression Sinat ‘Hinam laisse entendre que les israélites, à cette époque, se haïssaient sans aucune raison. Or, cette interprétation soulève des questions, d’une part parce qu’on ne trouve pas de haine qui n’ait pas de cause comme de la jalousie ou du ressentiment, par exemple. D’autre part, pourquoi dire qu’à cette époque les juifs étudiaient la Torah et pratiquaient les mitzvot alors que par leur haine ils transgressaient un interdit formel de la Torah :
« Tu ne haïras pas ton frère dans ton cœur » (Vayikra 19, 17)
לא תשנא את אחיך בלבבך
Ces interrogations nous amènent à rechercher une autre interprétation à l’expression Sinat ‘Hinam et pour la découvrir, il faut réfléchir à l’origine du deuil de Tish’a Béav.
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L’origine du deuil de Ticha Béav
Lorsque les Explorateurs retournèrent de leur périple en Terre d’Israël, ils en firent un rapport très négatif qui troubla les Enfants d’Israël au point qu’ils se plaignirent et pleurèrent toute la nuit :
« Cette nuit-là était la nuit de Tish’a Béav.
Hashem a dit : ‘Puisqu’ils ont versé des pleurs gratuits, Je leur imposerai de bonnes raisons pour pleurer à chaque génération’ » (Sotta 35a)
אמר רבי יוחנן אותו הלילה ליל תשעה באב היה אמר הקב »ה הן בכו בכיה של חנם ואני אקבע להם בכיה לדורות
Pour Hashem, les larmes versées ce jour-là par les enfants d’Israël étaient gratuites c’est-à-dire sans fondement, Il décréta alors qu’à cette date se produiraient de grands malheurs pour le peuple juif.
En réalité, si les hébreux se découragèrent c’est parce qu’il constatèrent que la terre où on les avait conduits même si elle ruisselait de lait et de miel, était habitée par un peuple puissant qui la rendait impossible à conquérir, si bien que les épreuves qu’ils avaient subies depuis la sortie d’Égypte, la peine du voyage et les sacrifices qu’ils avaient fait en abandonnant leur pays, tout cela était vain. C’est pourquoi ils se demandèrent :
« Ne vaut-il pas mieux pour nous retourner en Égypte ! » (Bamidbar 14, 3)
הֲלוֹא טוֹב לָנוּ שׁוּב מִצְרָיְמָה
Leur déception fut si amère qu’ils perdirent leur confiance en Hashem au point de penser :
« C’est par haine vis-à-vis de nous qu’Hashem nous a fait sortir d’Égypte et nous livrer aux mains des Emoréens afin qu’ils nous exterminent » (Devarim 1, 27)
בשנאת ה’ אתנו הוציאנו מארץ מצרים לתת אתנו ביד האמרי להשמידנו
Comment les hébreux ont-ils pu être aveuglés au point de penser que le projet d’Hashem était de les éliminer !? Pour le comprendre, il faut savoir qu’un homme déteste fournir des efforts gratuitement et que cette haine est ancrée dans sa nature. C’est pourquoi, lorsque les hébreux eurent le sentiment que tous leurs efforts pour suivre Moshé dans un désert aride ne leur avait rien rapporté, il pensèrent qu’Hashem leur en voulait et cherchait à se venger d’eux.
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Hashem demande un service gratuit
En réalité, les Sages nous apprennent qu’il faut s’affairer dans la Torah gratuitement, bien que celle-ci promette à l’homme des récompenses en échange de ses efforts. En effet, la Mishna conseille :
« Ne soyez pas comme des serviteurs qui servent leur maître à la condition de recevoir un salaire » (Avot 1, 3)
אַל תִּהְיוּ כַעֲבָדִים הַמְשַׁמְּשִׁין אֶת הָרַב עַל מְנָת לְקַבֵּל פְּרָס
Le Talmud donne la raison à cela :
« De même que Je fais les choses gratuitement, vous aussi faites-les gratuitement » (Haguiga 7a)
מה אני בחנם אף אתם בחנם
Autrement dit, Hashem attend de nous que, comme Lui, nous prodiguions le bien sans rien en attendre en retour ! La raison profonde de ce conseil est que tant qu’un homme s’affaire dans la Torah et les mitzvot uniquement dans le but de recevoir une récompense, il ne peut pas s’attacher sincèrement à Hashem ni L’aimer puisque comme disent nos Sages :
« Lorsque l’amour est lié à un intérêt, l’amour finit par disparaître lorsque l’intérêt disparaît » (Avot 5, 16)
כל אהבה שהיא תלויה בדבר, בטל דבר ובטילה אהבה
Celui qui agit par intérêt le fait uniquement par amour de soi c’est-à-dire par égoïsme. Or, le but de la Torah est de libérer l’homme de son égoïsme afin qu’il s’attache à Hashem car cet attachement est sa véritable récompense, comme l’a exprimé le Poète :
« C’est la proximité d’Hashem qui pour moi est le bien » (Tehilim 73, 28)
ואני קִרֲבַת אֱלֹהִים לִי טוֹב
C’est-à-dire :
« Grâce à la proximité avec Hashem je trouverai le bien et le bonheur » (Malbim sur Id)
שעל ידי קרבת אלהים לי, אמצא טוב ואושר
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La destruction
Le Baït ‘Hadash décrit comment les hommes de la génération du ‘Hourban avait perdu toute proximité avec Hashem, bien qu’ils pratiquaient assidûment la Torah :
« … ils ne s’occupaient de Torah que pour en dégager un profit matériel, ils n’étudiaient les lois que pour les besoins de leur commerce ou pour tirer orgueil en exposant leur sagesse, ne se préoccupant nullement de renforcer leur attachement à la sainteté … afin d’attirer la Shékhina ici-bas … » (Ora’h Haim 47)
שלא עסקו בתורה כי אם לצורך הדברים הגשמיים להנאתם לידע הדינים לצורך משא ומתן גם להתגאות להראות חכמתם ולא נתכוונו להתעצם ולהתדבק בקדושת ורוחניות התורה ולהמשיך השכינה למטה בארץ כדי שתעלה נשמתם למדרגה גדולה אחרי מיתת
Bien que cette génération du Hourban ‘pratiquait la Torah, les Mitzvot et les bonnes actions’, leur cœur était tourné vers leur profit personnel. Ils haïssaient l’idée de fournir des efforts gratuitement et comme leur cœur était remplit de l’amour de soi, il n’y avait plus de place pour Hashem :
« Ils créèrent une séparation, et la Shékhina se retira de la Terre pour s’élever vers le Ciel, tandis que la Terre plongea dans une matérialité dénuée de sainteté, causant ainsi sa destruction » (id)
הנה בזה עשו פירוד שנסתלקה השכינה מן הארץ ועלתה לה למעלה והארץ נשארה בגשמיותה בלי קדושה וזה היה גורם חורבנה
Là encore, comme pour le Premier Temple, le cœur des hommes se vida de la présence d’Hashem et, en conséquence, la Shékhina quitta le lieu de Sa présence. Ce lieu n’avait plus de raison d’être, il fut donc détruit.
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Les pleurs de Ra’hel
Le Zohar raconte les pleurs amers que verse Ra’hel sur l’exil des Enfants d’Israël et son dialogue avec Hashem qui tente de la consoler :
« Malgré tout ce qu’Il lui dit … elle refusa d’accepter Ses consolations parce qu’Il n’est plus, comme aux premiers jours, parmi eux. Il s’est retiré tout en haut » (Zohar Hadash Midrash Hané’élam Eikha, Soulam 44)
ובכל מה דאמר לה, לא קבילת תנחומין. הה »ד, קול ברמה נשמע וגו’ כי איננו. לא בעאת לקבלא תנחומין. מ »ט. בגין כי איננו, כיומין קדמאין לאשראה בינייהו, והא אסתלק לעילא
En réalité, si les paroles qu’Hashem lui adresse ne parviennent pas à consoler Ra’hel, ce n’est pas parce qu’Hashem ne réside plus dans le Temple, mais :
Parce qu’il ne réside plus à l’intérieur (dans le cœur) de ses enfants (Id, Soulam 45)
ובגין דכי איננו בגו בנהא
Elle a compris que la reconstruction du Temple ne dépend pas d’Hashem, mais de la reconstruction de sa place dans le cœur de chaque juif.
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S’affliger sur soi-même
On peut comprendre, à présent, la raison pour laquelle les Sages demandent que l’on s’afflige du Hourban et nous en rendent, encore aujourd’hui, responsables car, le véritable Hourban est la destruction du la résidence d’Hashem dans le cœur de chacun. La période du deuil de Tish’a Béav, doit pousser le fidèle à scruter avec sincérité les intentions avec lesquelles il étudie la Torah, pratique les mitzvot et fait ses bonnes actions, et si cela ressemble à ce que décrit le Baït ‘Hadash, cité plus haut, cela signifie que la Shékhina n’a pas Sa place dans son cœur. C’est en pratiquant la Torah avec une intention pure qu’Hashem reprendra une place dans le cœur des juifs et que Son Temple retrouvera sa place à Jérusalem.